IA et données : près de 90 % des acteurs voient la qualité et l’accès aux données comme un frein, alors qu’une décision d’essai clinique pèse 400 M$ (20/11/2025)
Publié le vendredi 21 novembre 2025 à 15h40
Data Europe InnovationL'IA impose une nouvelle dynamique dans la recherche médicale avec des projets allant de biomarqueurs génomiques identifiés sur 20 patients Alzheimer à l’analyse des 120 000 actes de cœlioscopie annuels en France. À Future4Care, la matinale POC Media a réuni start-up, industriels et académiques autour de la souveraineté des données, de l’IA explicable et des futurs standards européens.
Take aways :
- IA explicable et multi-omique au service de la recherche clinique et préclinique ;
- souveraineté des infrastructures numériques et structuration locale des données multi-sources ;
- stratégie IA progressive chez Servier, pilotée par la valeur et l’acculturation des équipes ;
- construction de l’espace européen des données de santé et harmonisation des usages secondaires ;
- collaboration multidisciplinaire pour dépasser les silos et mieux gérer les biais dans les algorithmes.
L’intelligence artificielle (IA) combine l’accès à de nouvelles sources de données et l’augmentation des capacités de calcul. Elle permet l’identification de nouvelles cibles thérapeutiques, une précision accrue des diagnostics et un suivi plus fin des patients, mais pose des questions de qualité des données, de gouvernance, de robustesse des modèles et de biais algorithmiques.
Cette matinale organisée par POC Media à Future4Care a réuni des chercheurs, des industriels et des start-up pour éclairer ces enjeux et partager des retours d’expérience concrets.
Pitchs deeptech : IA explicable et souveraineté des données au service des essais cliniques
Les séances de présentation ont illustré différents cas d’usage de l’IA, de la phase préclinique à l’aide au geste chirurgical.
Ariana Pharma : “L’IA explicable double les chances de succès clinique”
« Notre approche permet de réaliser des analyses sur des nombres très réduits de patients. Nous transformons ensuite ces résultats en éléments interprétables grâce à l’intelligence artificielle explicable, et, comme ils sont interprétables, ils deviennent directement actionnables pour nos clients. » — Martin Kindermans, Ariana Pharma
Lors de la matinale, Ariana Pharma a démontré l’impact de sa plateforme xAI KEM® sur la médecine de précision. L’étude sur la molécule ANAVEX®2-73 (Blarcamesine), menée dans la maladie d’Alzheimer, est particulièrement révélatrice : “À partir de seulement 20 patients, nous avons identifié un biomarqueur génomique de sélection, le variant SIGMA-R1 rs1800866, possédé par 5 patients, contre 15 de type wild-type.” Cette découverte a permis de stabiliser l’état des patients traités, de stratifier les groupes, d’obtenir des autorisations réglementaires accélérées (EMA, FDA), et d’ouvrir trois nouvelles indications cliniques. Financièrement, l’opération a fait multiplier par 6 la valorisation NASDAQ de la biotech, passant de 150 millions à plus d’un milliard de dollars. “Nous avons doublé les chances de succès d’Autorisation de Mise sur le Marché, de 8 à 16%.” Le biomarqueur identifié a également généré des Fast Track et Orphan Drug Designations auprès des autorités américaines.
Emerit Science : “Pour une souveraineté numérique scientifique”
« Beaucoup […] vont se baser sur des outils américains, des modèles de langage américain et ce qui pose un problème pour nous Français et Européens de souveraineté et de confidentialité des données. […] on propose une infrastructure qui soit souveraine, avec des modèles de langage indépendants que l’on développe en interne et qui soit hébergée par des cloud providers français, et en France. » — Nandjafot Mendy, Emerit Science
La start-up Emerit Science se donne pour mission de concevoir des assistants conversationnels scientifiques, compagnons digitaux du quotidien qui assistent les chercheurs dans toutes les phases de leur workflow. Emerit a insisté sur les limitations des modèles généralistes américains et l’importance d’une infrastructure souveraine. “La majorité des outils aujourd’hui s’appuient sur des modèles américains, ce qui pose un vrai problème de souveraineté pour nous, Français et Européens.” L’application web et les partenariats avec les incubateurs et organismes publics garantissent à l’utilisateur la gestion et la valorisation des connaissances scientifiques en environnement sécurisé.
iVi : “Maximiser la décision préclinique grâce à l’intelligence”
« La phase découverte et préclinique s’est bien passée et vous vous posez la question de savoir si vous voulez passer à un essai clinique et c’est effectivement une question qui vous engage pour à peu près 400 millions de dollars avec quatre chances sur cinq de tout mettre à la poubelle. Donc nous, l’idée, c’est de venir vous aider à prendre cette décision avec plus d’informations en utilisant ce que vous faites déjà… » – Christophe Bleunven, iVi
La solution développée par iVi accélère l’analyse des signaux physiologiques, jusque-là limitée à une vingtaine de variables descriptives par molécule, en une évaluation probabiliste multi-modale exhaustive. Installable directement chez le client pour des raisons de sécurité et de confidentialité, la technologie vise à “sécuriser la décision de passage en clinique, tout en permettant d’anticiper les demandes croissantes des régulateurs sur la compréhension fine des effets moléculaires”. L’équipe, forte de quatre membres entourés d’experts, a déjà mis au point un démonstrateur validé, avec le soutien de la Région Bretagne. Leur ambition : obtenir le label French Tech, développer un POC plus sophistiqué en juin 2026 et atteindre une douzaine de collaborateurs en cinq ans.
Adlin : “Structurer les données pour révéler la science”
« Les producteurs de données restent propriétaires des données, et c’est fondamental, déjà d’un point de vue éthique : quand on va à l’hôpital, c’est normal que l’hôpital reste garant de nos données. Nous, ce qu’on fait avec eux, c’est d’être partenaires pour les mettre en visibilité. » – Paul Rinaudo, Adlin
La qualité et la structuration des données multi-omiques sont au cœur de la proposition Adlin. Pour Paul Rinodo, “90% des acteurs estiment que la disponibilité et la qualité des données sont un vecteur fondamental pour développer leurs produits.” Adlin joue un rôle d’agrégateur, créant un hub décentralisé, garantissant l’interopérabilité et l’adaptabilité locale à chaque projet, tout en respectant la souveraineté et la propriété éthique des données. L’entreprise mise sur une plateforme collaborative hébergée chez chaque partenaire, conforme RGPD, rendant possible le partage sécurisé et la collaboration interdisciplinaire pour la découverte de biomarqueurs et l’optimisation des essais cliniques.
VIOO AI : “Industrialiser l’IA explicable au bloc opératoire”
« À notre grande surprise, nous avons constaté qu’avec relativement peu d’images, les modèles sont déjà très performants et bien conçus. Ainsi, même avec un nombre limité d’images, nous atteignons déjà ces niveaux de détection. Il va néanmoins falloir passer à d’autres méthodes pour obtenir la fiabilité attendue d’un véritable produit industriel installable. » — Dr. Alexandre Smirnoff, VIOO AI
En chirurgie, VIOO AI apporte une nouvelle vision grâce à l’utilisation de réseaux de neurones convolutionnels (Mask-R CNN) pour la reconnaissance en temps réel de structures anatomiques lors des interventions de cœlioscopie. L’idée initiale, née au sein de l’hôpital et d’une école d’ingénieurs, a permis de valider une preuve de concept : “En France, près de 120 000 procédures de cœlioscopie sont réalisées chaque année, avec 1800 complications post-opératoires directement liées à la reconnaissance anatomique.” Alors que les modèles industriels classiques nécessitent de grandes bases d’images, VIOO AI s’illustre par sa frugalité et son efficacité, grâce à une approche empirique et à des moyens techniques modestes. La start-up, accompagnée par la Technopole ATLLAS et une équipe pluridisciplinaire, se fixe comme objectif de rendre l’IA explicable et directement opérationnelle pour la salle d’opération.
Innovations et messages transversaux de la séance de pitchs
- IA explicable au cœur des solutions : Ariana Pharma et VIOOAI insistent sur l’interprétabilité des modèles, condition de confiance pour les praticiens et les régulateurs ;
- souveraineté et gouvernance des données : Emerit Science et Adlin mettent en avant la maîtrise locale des infrastructures et la propriété des données par les producteurs ;
- optimisation des phases précliniques et cliniques : iVi et Ariana Pharma proposent des solutions d’IA pour sécuriser et accélérer le développement de médicaments ;
- interopérabilité et structuration des données : les besoins de standards pour exploiter les données multi-omiques (Adlin) et multisources (Ariana Pharma) sont récurrents ;
- valorisation économique et réglementaire : les cas d’usage présentés illustrent un impact sur la création de valeur et sur l’interaction avec les autorités réglementaires (EMA, FDA) ;
- partenariats et ouverture : l’ensemble des start-up affichent une volonté de collaborer avec industriels, chercheurs et régulateurs pour co-construire les futurs usages de l’IA en santé.
Les biais sont intrinsèquement liés à la sélection des données (A. Arrault, Servier)

La keynote d’Alban Arrault (Servier) portait sur la « Stratégie IA et data chez Servier : impacts sur la recherche médicale ».
Servier est revenu sur l’intégration progressive de l’IA dans la prédiction des comportements moléculaires, l’optimisation de la phase préclinique, l’identification de cibles thérapeutiques et l’exploration des mécanismes pathologiques et de sécurité.
La stratégie repose sur une structuration forte des données, l’acculturation des collaborateurs et un pilotage par la valeur : les besoins sont collectés, priorisés, puis traités via des cas d’usage ciblés, consolidés ensuite dans une démarche plus globale, avec « une évolution, pas une révolution ».
Les actions prioritaires portent sur l’identification de nouvelles cibles, l’anticipation technologique et l’optimisation du design des essais cliniques.
Les investissements sont modulés selon la maturité et la vélocité des technologies d’IA, avec un suivi attentif des enjeux d’explicabilité des modèles, de frugalité et de gestion des biais.
Interrogé sur les biais de genre et de données, Alban Arrault a rappelé que « les biais sont intrinsèquement liés à la sélection des données et des cohortes dans les essais cliniques ».
La démarche de Servier vise à expliciter ces biais, à diversifier les jeux de données et à intégrer ces questions dès la conception des études.
L’espace européen offrira plus de transparence
La table ronde « Opportunités d’innovation offertes par le nouvel espace européen des données de santé » réunissait Stéphanie Allassonnière (Université Paris Cité, Chaire IA en santé), Jérôme Fabiano (Association Résonance, ex-EIT Health), Sophie Ollivier (Chief Data Officer, Servier) et Stéphane Tholander (France Biotech).
Les intervenants ont décrit la construction du nouvel espace européen des données de santé comme un chantier de gouvernance et de cadre juridique pour les usages primaires et secondaires des données.
Ils ont souligné les fortes disparités entre pays européens en matière de structuration, d’accessibilité, d’interopérabilité des données et de modèles économiques (vente ou achat de données), avec parfois encore des pratiques très papier, comme en Allemagne.
La nécessité d’une gouvernance harmonisée à l’échelle européenne, portée par une ambition politique claire d’autonomie stratégique, a été largement partagée.
L’espace européen des données de santé doit faciliter la recherche, les benchmarks, la comparabilité et la reproductibilité, tout en apportant plus de transparence sur le consentement et sur la création de jeux de données anonymisés.
Les intervenants ont insisté sur l’importance de standards communs et sur la possibilité de développer des algorithmes robustes à partir de petits échantillons bien caractérisés.
Pour les industriels, l’ouverture et la standardisation devraient lever des barrières d’accès, multiplier les opportunités en recherche clinique et en innovation, même si un écart important subsiste avec certains pays déjà très avancés en matière d’accessibilité des données.
Tendances et bonnes pratiques
Plusieurs lignes de force se dégagent de cette matinale.
- IA explicable et souveraineté des données : les solutions présentées privilégient l’interprétation des résultats, la transparence des modèles et le contrôle local des données et des infrastructures.
- Gouvernance et standards européens : la réussite de l’espace européen des données de santé repose sur une harmonisation des règles d’accès, de structuration et de partage, afin de soutenir la recherche et l’innovation.
- Collaboration et mutualisation : la coopération entre cliniciens, bio-informaticiens et data scientists, appuyée par des plateformes ouvertes, apparaît comme un levier central pour dépasser les silos et améliorer la qualité des algorithmes.
- Gestion des biais et priorisation des usages : la prise en compte des biais (genre, représentativité des cohortes) nécessite des méthodologies rigoureuses dès la conception des projets et un pilotage par la valeur des cas d’usage.
- Accélération de l’innovation par l’accès aux données : l’amélioration de l’accès aux données de santé, notamment via l’espace européen, devrait stimuler la conception de nouveaux algorithmes, faciliter les comparaisons scientifiques et renforcer la valorisation de la recherche française et européenne.